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Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : lun. 3 janv. 2011, 14:21
par Dou2
Chapitre 2: le travail s’est la santé !

Louvoyant avec doigté entre les rares bagnoles matinales, Raoul se dit que se serait trop bête d’avoir un accident vu que l’entrepôt du Tunisien est à peine à cinq minutes de la maison alors il lève significativement le pied. Sérieux quoi ! Un accrochage le premier matin, bonjour la honte ! D’autant plus qu’il a tout son temps comme il le constate en jetant un œil sur le cadrant de sa montre de poignet.
Le rendez-vous est prévu pour dans deux heures. Il va donc se faire chier comme un rat mort. Encore la faute à cette foutue manie d’angoisser à l’idée d’être en retard. C’est un des nombreux problèmes qu’a Raoul de détester infliger aux autres ce qui l’insupporte. A part les bastos dans la viande mais c’est différent quand ça touche au travail.
Attendre les gens en retard l’énerve. Ca l’énerve même tellement qu’il est toujours énormément en avance. Du coup, il s’énerve tout seul en attendant ensuite. Tiens, même sa montre avance de cinq minutes « au cas où ». Il ne sait pas trop de quel cas il pourrait bien s’agir puisqu’il SAIT qu’elle avance. Ce qu’il sait par contre c’est qu’il est complètement idiot avec ça mais ne peut s’en empêcher.
Alors qu’il force sa nature profonde en freinant à l’orange, le ponctuel en avance repense à la chance qu’il a de pouvoir intégrer la bande de Farid.
Lorsque monsieur Bertrand - son précédent patron - s’est fait salement dessouder par les hommes du Grand Marco, la cote de crédibilité de Raoul en a quand même pris un sacré coup. Il a eu beau expliquer que le contrat avec monsieur Bertrand impliquait impérativement qu’il dispose de ses soirées – week-end compris – pour s’occuper de sa Micheline, cette approche pour le moins personnalisée de son étrange profession a probablement contribuée à décourager de futurs employeurs. A moins que ce ne soit le fait que les gars de Marco aient tronçonné monsieur Bertrand en petits morceaux. Faut dire que la méthode – bien que novatrice – avait été diversement appréciée.
Quoi qu’il en soit, Raoul n’a rien à se reprocher puisque les méchants avaient opéré de nuit et qu’à ce moment là, c’était Théo le Nantais qui était en charge de la sécurité du patron. Théo ayant aussi été un poil taillé en tranches durant l’opération, il ne reste malheureusement plus grand monde pour confirmer que Bibi ne s’était pas déballonné pendant l’action comme on le murmure dans la rue.
Personne n’a bien entendu jamais osé accuser Raoul ouvertement car si on n’est pas complètement certain de ce qu’il s’est vraiment déroulé, on est par contre sûr – expériences passées aidant – que le Bicarosse a la réaction potentiellement un tantinet excessive concernant les critiques. Alors comme dans toute bonne entreprise qui se respecte, Raoul a en quelque sorte depuis été « mis au placard » suite à la suppression de son service. Mais pas licencié définitivement. Le prix de l’opération aurait été trop important et les possibles exécutants ne se bousculaient par tellement au portillon.
Finalement, sa réputation de mauvais fer plutôt enclin à défourailler qu’à tergiverser lui aura garanti une paix relative à défaut d’un nouvel emploi.

Evitant de justesse un coursier lève-tôt et suicidaire arborant sur son casque une queue de renard gigantesque qui joue dangereusement avec les rayons de sa pétrolette, Raoul se demande ce que Farid va bien pouvoir lui proposer comme boulot.
Il repense avec une nostalgie douloureuse à son dernier employeur en date. Il aimait bien monsieur Bertrand. C’était un patron « à l’ancienne » qui ne touchait pas à la dope et qui traitait ses filles avec classe. Bibi lui avait bien proposé de s’occuper du Grand Marco - qu’il ne pouvait pas blairer et trouvait franc comme un âne qui recule - mais le vieux n’était pas un sanguinaire. Ca ne lui avait pas franchement réussi…

Farid et ses cousins par contre, c’est pas vraiment la même chanson !

Avant de connaître Farid, Raoul se disait que tous les tunisiens étaient des mecs bronzés plutôt cools et branchés commerce ; le genre à t’***[censure auto terme diffamatoire]*** complètement mais toujours avec le sourire.
Dans la bande à Farid, vu qu’ils ont limite une seule dentition complète pour l’ensemble du groupe, le sourire aurait coûté bonbon alors du coup ils n’y ont pas souscrit. Et ça se voit dans leur relationnel.
D’un point de vue pratique, le truc des Tunisiens c’est la drogue et les flingues. Un peu les tapins aussi mais plus pour éviter que l’entreprise ne stagne que par talent. Niveau méthode, les Arbis sont connus pour faire dans le radical. En deux ans de présence dans la Capitale, ils se sont fait une place au soleil sur le territoire des Marseillais qui n’étaient pourtant pas réputés pour la tendresse de leurs câlins.
Au plus fort du conflit de territoire, Raoul se souvient que les Tunisiens utilisaient une espèce de lance-flammes bricolé qui foutait une trouille bleue aux marseillais dont l’approche restait plutôt classique - si on excepte Serge « la machette » qui avait encore du mal à se débarrasser de quelques vilaines habitudes prises lors d’anciens séjours en Afrique centrale.
Toujours est-il qu’après trois mois de bagarres meurtrières, les deux gangs de teignes s’étaient enfin rabibochés quand Farid – le chef incontesté des maghrébins - s’était retrouvé à l’hosto méchamment cramé après qu’une balle perdue ait fait péter le réservoir qu’il portait dans le dos pour alimenter son engin à flamber.
Ca lui avait pas arrangé la gueule ni le caractère à l’accidenté et il avait ensuite hérité de son surnom de Farid « la Pierrade » rapport à sa tronche de bifteck trop cuit.

* * * * * * *

Lorsque qu’il arrive en vue de l’entrepôt où les Tunisiens ont installé leur quartier général, Bibi sent le plan très moyennement. Normalement c’est un vrai cliché ici : autours du bâtiment, l’effervescence est totale et vous fout le tournis de jour comme de nuit avec des petits arabes en mobylettes qui vont et viennent entre l’entrepôt central et la rue sous le contrôle des hommes de Farid qui s’improvisent agent de la circulation pour l’occasion.
Mais là, pas un chat.
Si ce grand escogriffe de Raoul est parvenu à atteindre le milieu de la trentaine dans son environnement professionnel, c’est grâce à trois éléments majeurs : sa virtuosité avec un pétard, sa capacité à encaisser des gnons qui vous dévisseraient la tête jusqu’à vous faire voir vos propres fesses et SURTOUT un genre de flair à embrouille quasi-surnaturel. Les mauvaises langues sans imagination concluant plus simplement qu’il a le cul bordé de nouilles.
Honteuses menteries ou pas, Raoul ne cherche pas vraiment à savoir si la chance est une donnée quantifiable lorsqu’il gare sa tire sur la rue au lieu de se poser devant l’entrepôt. Il laisse les clefs sur le contact et sans quitter le grand rectangle de tôles et de béton des yeux toujours silencieux, il ouvre son blouson, retire la lanière en cuir du holster, abaisse le cran de sûreté du magnum et sort enfin de la bagnole. La confiance n’a jamais beaucoup empêché Raoul de respirer et si ça doit chauffer, autant qu’il soit capable de réagir au mieux !
C’est donc d’un pas tranquille - presque nonchalant - qu’il approche du grand bâtiment central pour constater que le seul moyen d’y pénétrer est une petite porte latérale dont aucun Tunisien ne garde l’accès. L’absence totale de sentinelle dans un boulot comme celui-ci est vraiment trop étrange – pour ne pas dire suicidaire - et le tueur est à deux doigts de laisser tomber l’affaire en se disant qu’il vaut mieux chomeduter que s’embarquer avec de tels touristes. A coté de ça, les Tunisiens ne sont pas arrivés où ils sont par hasard alors du coup il hésite puis s’arrête et sort son portable pour appeler Farid et se rencarder sur une embrouille possible.
Pourquoi pas une descente de bourres qui aurait bouleversé le planning ?!
En faisant défiler son agenda, il s’aperçoit que la plupart de ceux qui y figurent son cannés et ça contribue à lui plomber un peu plus l’humeur. Il s’aperçoit surtout qu’il n’a pas le numéro du Tunisien vu que c’est toujours l’autre qui le contactait. Ca craint. Mais si ça se trouve, il s’agit d’un simple test pour mesurer son cran légendaire après ces quelques mois d’inactivité. Repartir comme un couillon sans s’en assurer n’est pas raisonnable. Surtout que Micheline n’a pas fini de le pourrir s’il s’est fait des idées pour rien et foire le rendez-vous.
Micheline tiens !
Il est carrément trop tôt pour elle mais autant lui passer un coup de bigo pour la rencarder sur la situation. Sans trop en rajouter, hein ! Sinon elle va encore faire tout un foin sur sa capacité à psychoter quand tout va bien.
Tout en scrutant à nouveau le bâtiment avec attention, le grand tueur appuie sur l’unique touche qu’il est parvenu à programmée par miracle dans son téléphone. A la douzième sonnerie, ça décroche enfin :
- Ouais ? grince la grosse.
- C’est moi !
- Oh pas possible, ricane la baleine, mauvaise. Et qu’est ce qui t’amène aux aurores en dehors de l’envie de m’emmer…
- Y a un truc qui cloche, ma puce, coupe le truand.
Le ton de son homme calme Micheline instantanément. Celle qu’elle fut « avant » sait reconnaître la tension aussi rare qu’inhabituelle dans la voix de Raoul. Elle sait aussi qu’il n’a pas assez d’imagination pour avoir peur et n’a par conséquent pas besoin d’un dessin pour sentir qu’un truc cloche vraiment. Surtout que maintenant qu’elle y pense, il ne l’a jamais appelée du « travail » jusqu’ici.
- Raconte, Bibi.
- Tout est fermé à l’exception d’une entrée pour pygmées et y a pas l’ombre d’un Tunisien dehors.
- Un test ? avance la grosse.
- C’est ce que je me suis dis…
- Et tes tripes te disent quoi ?
- Avec mes angoisses, je ne les consulte plus trop depuis hier soir mais si elles voulaient encore me causer, elles me diraient que cette histoire sent pas bon du tout.
- Ah… Bon écoute Bibi, faut bien avouer que t’as pas inventé le fil à couper l’eau tiède mais tu as un tarin champion pour renifler l’embrouille alors reste pas là !
- Ok, bébé. Je me rentre.

* * * * * * *

Raoul va pour faire demi-tour lorsqu’il avise Farid qui lui fait un bref signe de l’embrasure de la porte entrouverte avant de retourner dans l’entrepôt.
Vache !
Quelle face de carême, le Tunisien !
Mais bon…
C’est son futur patron maintenant et on ne fait pas attendre son employeur – surtout si il est en avance - sous prétexte qu’il a une bobine à donner des cauchemars à un toubib spécialisé dans la chirurgie plastique.
Pas encore complètement détendu mais presque rassuré, Bibi se dirige vers la porte.
Son foutu sixième sens se remet à carillonner à trois mètres de l’entrée. Les poils de sa nuque sont hérissés comme autant de petites épingles, dernier niveau d’alerte sur son baromètre interne « anti-embrouilles ».
Il s’arrête et pose la main sur la crosse de son flingue.
- Farid ?
- Je suis à l’intérieur, Raoul ! Entre, vieux !
- Ok, cool !
Bibi sort doucement le magnum et le braque à deux mains droit sur la porte : jamais personne ne l’a appelé Raoul en dehors de Micheline. Même les flics lui donnent du Bibi. S’agissant des mecs du Mitan, il serait surpris que quiconque connaisse son blase alors son prénom…
Et ce « vieux » ?!
Farid et lui se sont croisés trois fois pour des affaires communes et il ne lui a pas vraiment fait l’impression d’un mec qui se la joue accueillant et encore moins amical.
Fléchi souplement sur les jambes, Bibi décide de mettre les bouts et il commence à reculer, le flingue toujours pointé devant lui.
Lorsque la tête du type apparaît dans l’embrasure de la porte, il est clair qu’il jetait juste un petit coup d’œil pour voir ce que Raoul pouvait bien être en train de foutre mais qu’il ne s’attendait pas du tout à se retrouver en tête à tête avec le canon du 44. Surpris, le mec lève instinctivement les mains et sort de l’entrepôt comme Bibi le lui intime silencieusement d’un signe de tête sans équivoque.
« C’est quoi ce plan ? » se demande le Flingueur en constatant que le gus porte un gilet pare-balle, tient un fusil d’assaut et n’a pas du tout une tronche d’arabe. De surprise, le canon du magnum marque un léger fléchissement et le lascar en profite pour ramener son flingue devant lui.
Jusqu’ici, le grand tueur privilégiait encore la théorie du test.
Le mec aurait écarté les bras en souriant, il aurait souri aussi et aurait même probablement baissé son feu.
Mais là, le regard du type fringué comme un foutu bidasse est sans équivoque et Bibi arrête de gamberger et fait ce qu’il fait le mieux dans la vie : il presse la détente en continuant à reculer de plus en plus vite pour s’écarter de l’entrée. Le gus prend la balle blindée en pleine poire. Elle le fait décoller dans un nuage pourpre et le renvoie direct à l’intérieur de l’entrepôt comme un pauvre pantin désarticulé.
L’écho du coup de feu ne s’est pas encore estompé que ça se met à baragouiner et à cavaler dans le bâtiment.
Toute personne normalement constituée aurait un réflexe de repli dans un cas comme celui-ci.
Bibi est tout sauf normal, c’est même ce qui fait sa force.
Malgré qu’il s’y soit pris à l’avance pour se replier, il lui reste au moins cinquante mètres à découvert pour rejoindre la bagnole.
A oublier !
Surtout que Micheline a raison en disant qu’il a prit du bide pendant sa période d’inactivité et qu’il se voit mal piquer un sprint.
Si les copains du mec au flingue veulent sa peau, ils vont se ruer en direction de la rue et Bibi sera mort avant d’avoir rejoint sa caisse. Alors il fait tout le contraire et se rue en avant jusqu’à plaquer son dos à la cloison de métal de l’entrepôt puis il commence à reculer vers l’arrière du bâtiment, le flingue pointé vers l’ouverture.
Il n’a pas fait trois pas que deux nouveaux mecs sortent comme des diables d’une boîte du hangar avec des saloperies de pistolets-mitrailleurs à la hanche en arrosant le vide à l’aveugle. Des gus qui n’hésitent pas à défourailler sans silencieux et au mépris de toute prudence sont décidés à régler le problème rapidement.
Mais le « problème » est moyennement d’accord !
Avisant la présence de plastrons pare-balles sur les nouveaux arrivants, Raoul vise puis explose l’arrière du crâne du premier sans hésiter. Théoriquement, les bastos utilisées par Bibi sont censées percer le kevlar mais comme il ne peut pas se permettre de vérifier, il préfère assurer. La puissance du magnum propulse le macchabée dans les jambes de son copain qui se retourne et met Bibi en joue.
Pas de jaloux : le second flingueur déséquilibré ramasse son pruneau perso en pleine poire ce qui l’étend pour le compte.
Surtout ne pas rester là ! L’impact des tirs et l’orientation des corps renseignent clairement les attaquants sur sa position actuelle et Raoul, s’il est sûr de lui quand il s’agit de refroidir du vilain, est surtout assez lucide pour savoir quand il faut se barrer.
Rester avec un magnum face à des types harnachés comme des commandos et armés de pistolets-mitrailleurs maintenant que la surprise n’est plus de son coté est suicidaire. Surtout qu’il ne sait même pas combien sont ces fumiers. Pour une fois, il compterait bien sur les flics mais Bibi sait qu’ils ne vont pas se bousculer au portillon pour venir faire le ménage chez les Tunisiens en sachant que les calibres sont de sortie.
Alors il fait ce qu’il déteste le plus dans sa partie : il bat en retraite. Rempochant son soufflant, il se retourne et se met à courir coudes au corps avec pour objectif l’arrière du bâtiment quand la première rafale se met à crépiter, hachant le béton à l’endroit exact où il se trouvait une seconde plus tôt.
Il a presque atteint son but et se dit qu’il va s’en tirer lorsque la seconde rafale retentit et le fauche, l’envoyant bouler au sol comme s’il avait été percuté par un 38 tonnes lancé à plein régime.

* * * * * * *

Ca fait bientôt cinq ans que Micheline n’est pas sortie de la maison.
Cinq ans qu’elle se suicide à petits feux en détruisant ce corps immonde qui la raccroche encore à la vie.
Elle s’est longtemps demandée si elle devait être reconnaissante à Raoul Bicarrosse de lui avoir sauvé la vie au lieu de lui permettre enfin de trouver la paix.
Au départ, lorsqu’elle a vu ce qu’elle était devenue, elle l’a haï avec une telle force que c’est probablement ce qui lui a permis de survivre. Elle sourit devant cet illogisme qui lui fit détester celui là même à qui elle devait d’avoir survécu. D’autant que Raoul est bien l’archétype de la personne qu’on a naturellement des difficultés à haïr. Disons que c’est parce qu’il était là qu’elle a vomit sur lui son trop-plein de rancœur, de peur et de frustration comme on se vide d’un poison. Dommage que cette purge n’ait pas été totale mais simplement suffisante pour que l’instinct naturel à préserver son existence l’emporte sur l’envie d’en finir.
Quand on regarde bien, la survie est un sentiment particulier, intense, nullement réfléchi, entièrement conditionné par la lutte entre le renoncement et un autre sentiment qui devra simplement être plus fort.
Avant, et malgré son lourd passif, Micheline aurait affirmé que le sentiment le plus absolu qui soit était l’amour. Pas par expérience. Juste parce qu’elle avait besoin de croire que c’était le cas.
Elle s’est aperçue que la haine pouvait être au moins aussi... motivante.
Pour ce qui concerne Bibi, elle l’a haï juste le temps nécessaire pour ne plus avoir envie de mourir. Mais pas assez pour souhaiter revivre non plus.
Même pour ça on ne peut pas compter sur lui.
C’est d’ailleurs le problème avec Bibi : on ne peut pas le détester très longtemps.
Ou alors par jeu.
Quand elle a appris à le connaître un peu plus, la confiance s’est installée.
Peut être même qu’elle l’aime maintenant.
A sa façon.
Cette introspection incongrue la surprend.
Elle n’a jamais franchement réfléchi aux liens qui pouvaient la rattacher à ce grand idiot jusqu’ici. De fait, ça fait un sacré bail qu’elle n’a pas réfléchi tout court.
Elle s’extirpe plus qu’elle ne se lève du canapé défoncé et sa grosse carcasse molle la gêne pour la première fois depuis toutes ces années. Un peu hébétée, elle pose un œil navré sur le salon pitoyable et le capharnaüm qui le compose. Tout y est moche, bon marché. Entre le tissu mural d’un jaune pisseux inégal, les bibelots risibles sur des meubles impersonnels au vernis passé, la moquette grise trop épaisse et parsemée de tâches diverses, tout contribue à la renvoyer à sa médiocrité passive.
Elle est comme anesthésiée depuis si longtemps, remplissant le vide qu’était devenue son existence avec de la bouffe immonde et des flots d’alcool, abrutie par la télé et les médocs qu’elle en a oublié à quel point elle était tombée bas.
Mais là, elle sent qu’elle se réveille. Et la sensation est curieuse.
Un peu comme des fourmis dans les jambes lorsqu’on reste dans la même position sans bouger. A part que cette impression n’est pas uniquement physique et s’étend à ce qui est encore capable de s’émouvoir à l’intérieur de sa tête.
Depuis toutes ces années, elle n’a jamais tremblé pour Bibi.
Même en piteux état, il revenait toujours.
Pourquoi a t’il fallu qu’il lui téléphone et bouleverse ainsi cinq années de minable paix intérieure forcée ?
Les neurones grippés qui subsistent encore dans le crâne de Micheline tentent d’analyser au mieux la situation. Lorsqu’elle envisage la vie sans Raoul, une tristesse absolue la submerge.
Et la grise.
Donc tout n’est pas encore mort là dedans après tout ?
Le constat lui fait froncer les sourcils. Elle est toute excitée et elle sait qu’elle doit faire quelque chose maintenant, n’importe quoi, sous peine de retomber à nouveau dans sa pathétique léthargie de légume décérébré. Elle constate avec agacement qu’il y a cependant une nette différence entre souhaiter quelque chose et le concrétiser en s’apercevant qu’elle n’est même plus capable d’assumer les actions les plus stupides. Elle ne sait même pas où sont ses fringues « normaux », à savoir autre chose que ses chemises de nuit informes et son sempiternel peignoir crasseux.
En a-t-elle d’ailleurs seulement encore, des fringues « normales » ?
Elle sent avec une inexplicable certitude qu’elle n’a pas le temps de se lancer dans des essayages car elle SAIT que le crétin qui partage sa vie depuis toutes ses années risque de perdre la sienne. L’objectif fringue se voit du coup remplacé par un autre objectif bien moins frivole.
Elle entre dans la chambre aussi rapidement que sa malhabile carcasse le lui permet, sort la cantine blindée qui se trouve sous le lit conjugal et déverrouille le cadenas qui la sécurise en entrant la combinaison ad hoc.
Elle ne se souvient même pas que Bibi la lui ait donnée.
Preuve que la mémoire est sélective…
Elle hésite un instant devant l’arsenal disponible car la moitié du contenu de la caisse est plus que suffisant pour renverser le tyran d’une dictature de taille moyenne. Après avoir hésité sur une grosse sulfateuse à la Rambo, elle se rabat sur un impressionnant Franchi Spas calibre 12 trafiqué – un fusil à pompe d’assaut dévastateur sans crosse – sorte de « flingue pour les nuls » fait pour le combat rapproché et dont l’aire d’effet devrait compenser son manque d’entraînement et sa condition physique déplorable.
Elle bourre les poches de son peignoir défraichi de munitions de guerre, retraverse le salon où elle prend soin au passage d’éteindre la télévision pour la première fois depuis qu’ils sont installés dans la bicoque puis entre dans le garage.
Son Austin-mini est toujours là.
Elle sait que le plein est fait et qu’elle a été entretenue durant toutes ces années par Bibi dans l’espoir d’un tel moment.
Ce qu’elle ignore c’est comment elle va faire pour entrer dans cette foutue bagnole qui lui apparaît aussi adaptée à sa nouvelle morphologie que le coupé de Barbie…

* * * * * * *

Raoul Bicarosse est à plat ventre comme une pauvre *****, silencieux et immobile.
Putain, ce que ça peut faire mal une bastos dans la viande !!!
Malgré un passif lourd sur le sujet – entre les broches et les agrafes, Bibi qui passe sous un portique d’aéroport, c’est un concert de Death Metal – ça reste un truc auquel on ne se fait jamais de prendre de la ferraille dans la couenne. D’autant que sur ce coup plus spécifiquement, les enflures ne l’ont pas raté. Il a dû drôlement prendre sur lui pour ne pas bouger quand ils ont rafalé un second coup pour être bien certains qu’il avait son compte. Le fait qu’il se noie plus encore qu’il ne baigne dans son raisiné les a vraisemblablement convaincus qu’il était claqué.
Quels amateurs !
Ils sortent enfin de l’entrepôt. Au moins deux, probablement plus.
A mesure qu’ils se rapprochent, Bibi les entend clairement parler mais ne comprend pas un traître mot à ce qu’ils peuvent bien baragouiner.
Au collège, madame Leloux - sa prof d’anglais - avait prophétisé qu’il paierait un jour chèrement son manque d’assiduité pour les langues étrangères.
Vu les soucis qu’il avait simplement avec le français, le petit Raoul se moquait de ce que pouvait bien penser cette méchante blondasse à la langue fielleuse et à la peau plus cuite qu’un toast à force d’UV.
Si la vieille croûte était là maintenant, elle n’aurait pas manqué de se payer sa fiole, tiens ! Sauf qu’aujourd’hui, probable qu’il aurait effacé son sourire de faux cul sadique à grand coups de crosse dans la devanture…
Marrant qu’à la veille de crever, il se souvienne de cette nuisible aussi mauvaise qu’une diarrhée pendant un slow. N’empêche que mère Leloux ou pas, il est bien infoutu de savoir si ces fumiers chauds sont des rosbifs ou des ritals.
Peut être même des popovs, va savoir ?!
Non parce que faut pas croire que la mondialisation n’a pas d’impact sur les crapules hein !
C’est qu’il est de plus en plus difficile de nos jours de déterminer par qui on s’est fait dessouder vu la propension qu’on les crapules à l’internationalisation. Vous verrez qu’on verra bientôt les voyous se balader chez Berlitz rien que pour identifier l’opposition, c’est certain !
Le tueur au six coups sort des ses délires en sentant le raisiné qui continue de s’échappe à gros bouillon de la blessure qu’il a dans le dos. Il n’a plus aucune sensation dans sa jambe gauche et réprime difficilement un ricanement idiot en se rendant compte qu’il a aussi morflé une balle dans la fesse lors du second service.
Le voilà avec un deuxième trou du cul !
C’est idiot mais malgré la douleur omniprésente, il sent le fou rire gagner du terrain alors qu’il sait que sa seule chance d’emporter avec lui un maximum de ces salopards est justement de faire le mort avant de l’être vraiment. Le souci c’est que pour avoir une chance de flinguer tout ce beau monde, il va falloir que les vilains se rapprochent et là, Raoul n’est pas sûr de tenir assez longtemps. C’est quand il s’imagine expliquant à un futur employeur incrédule qu’il a pris une balle dans le derrière en attaquant l’ennemi qu’il sait que le moment est venu et qu’il ne pourra pas s’empêcher de se marrer comme un crétin.
Le fou rire qui le dévaste alors qu’il roule sur le coté prend les agresseurs encore plus au dépourvu que le magnum qu’il braque sur eux.
Ces glands sont trois et ils restent comme des nouilles à le mater, figés de surprise.
Y a pas à tortiller, le tableau est cocasse et ce sont vraiment des blaireaux : un grand rouquin est en train de donner du feu à un petit tondu à l’œil sournois qui a les mains en protection autour du briquet tandis que le troisième clampin, un peu à l’écart, tire sur sa clope déjà allumée peinard, visiblement satisfait et détendu après le travail accompli.
Une leçon de base chez les assassins: toujours éliminer en premier l’inactif vu que ce sera le premier à trouver un truc basique à faire comme par exemple vous vider son pétard dans la courge. Parfaitement au fait de l’info, Raoul vise donc simplement le petit bout incandescent de la cigarette du numéro trois et presse la détente.
L’innocent clopio échoue à stopper le projectile et du coup tout le fourbi qui se trouve malencontreusement derrière se volatilise dans un magma écarlate peu ragoûtant. Le gugusse qui protégeait le briquet du vent comprend qu’il y a embrouille en constatant la disparition de la tête de son copain. Il tente alors de ramener son pistolet mitrailleur en bandoulière à niveau de sulfatage en se baissant. La nouvelle balle que crache le calibre de Bibi le touche au ventre, immédiatement suivie d’une autre.
Ca c’est un souci : Bibi n’aime pas le ventre. C’est mou et très douloureux mais traître vu qu’on en crève pas.
La tête c’est mieux.
Surtout si les mecs portent un fichu gilet.
Du coup, c’est instinctif chez lui, s’il touche au bide, il faut qu’il double.
Pour être bien sûr.
Malheureusement, à peine le coup parti, Raoul n’ignore pas en bon professionnel consciencieux qu’il est que c’était son dernier tir. Autre certitude évidente : il n’aura pas le temps de recharger avant que le lascar au briquet ne le cloue au sol.
Ce que Bibi ignore par contre c’est que son dernier adversaire – à défaut d’avoir des carences en langues étrangères comme certains – devait être une burne totale en math puisqu’il n’a pas compté les balles tirées et préfère se jeter sur lui en hurlant pour éviter une dragée qui ne viendra jamais.
C’est de tout son poids et avec la grâce d’un bulldozer qu’il lui tombe dessus. Et il est sacrement pesant, le rouquemoute !
Raoul en a le souffle coupé un bref instant et la pèche en béton armé qu’il reçoit en plein dans le pif dans la seconde suivante lui fait clairement comprendre que le mec n’a pas du jus de chique dans les biscoteaux et qu’il aime bien attendrir la viande avant de consommer.
Normalement à la baston, Bibi ne craint pas grand monde mais là, avec trois valdas minimum dans la carcasse et la moitié de son raisiné qui trempe le ciment, il sait qu’il va devoir en finir vite en lançant le peu de niaque qui lui reste encore dans la bagarre. Déjà, une torpeur inquiétante l’envahit lentement mais sûrement.
Heureusement, probablement histoire de le réveiller, le type continue de lui balancer des marrons lestés au plomb en pleine figure en soufflant comme une forge, le visage écarlate de rage.
Frapper au visage est une erreur fondamentale souvent commise par les adeptes des sports de combat qui aiment bien « marquer » la tronche de l’adversaire pour prouver leur supériorité au public. Raoul se fout du public. Surtout que là, il a beau regarder autours, ils sont tout seul.
Contrairement au rouquin, le tueur au Magnum fait partie de ces mecs qui pensent que l’efficacité doit l’emporter sur la frime et que la vanité mal placée reste la première cause de décès avérée dans sa très particulière spécialisation.
C’est ce qui explique pourquoi il ramasse stoïquement deux beignes supplémentaire pour préparer au mieux l’unique contre-attaque qu’il peut encore s’autoriser. Canalisant toutes les forces qu’il lui reste en un seul coup désespéré, il détend son bras droit - main ouverte en pointe – et l’envoie frapper la pomme d’Adam du puncheur.
L’effet est immédiat : la gorge broyée, le rouquin se relève en se griffant le cou, les yeux exorbités, tentant de reprendre son souffle.
Toujours vautré, Bibi le voit se traîner vers son arme qui repose à terre, suffoquant et malhabile, déjà mort mais bien décidé à au moins emporter son meurtrier avec lui pour l’ultime voyage.
Puis il ne voit plus rien car la perte de sang cumulée à ce dernier effort désespéré font enfin leur effet et il tourne de l’œil superbement.

* * * * * * *

Prochain épisode : passoire et barbecue

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : lun. 3 janv. 2011, 14:39
par Bru
Dou2 a écrit :un peu à l’écart, tire sur sa clope déjà allumée peinard,
faut mettre au gout du jour dou², pas bien la cigarette, vive la e-cigarette... :lol: :lol:

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : lun. 3 janv. 2011, 18:41
par Mac
Raoul, Théo.... Et oh ça me rappelle furieusement quelque chose mais quoi ????? :mrgreen: Un gars de Montauban..... :lol:

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : lun. 3 janv. 2011, 22:09
par dju
hehe, toujours une aussi bonne plume notre Dou2
content de te lire de nouveau

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : mar. 4 janv. 2011, 08:54
par Dou2
brubian a écrit :
Dou2 a écrit :un peu à l’écart, tire sur sa clope déjà allumée peinard,
faut mettre au gout du jour dou², pas bien la cigarette, vive la e-cigarette... :lol: :lol:
Heu oui non mais là c'est un tueur Albanais, il ne connait pas (encore) ! :P
Macc a écrit :Raoul, Théo.... Et oh ça me rappelle furieusement quelque chose mais quoi ????? :mrgreen: Un gars de Montauban..... :lol:
On a les référence qu'on mérite, mon cher Macc ! ;)
dju a écrit :hehe, toujours une aussi bonne plume notre Dou2
content de te lire de nouveau
Content que tu me lises aussi, vieux bandit ! :mrgreen:

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : mar. 4 janv. 2011, 09:13
par Dam7s
Couché trop tard pas pu lire désolé.... Pourtant j'ai imprimé ces3 chapitres et ils sont posés sur mon chevet ;) .

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : mar. 4 janv. 2011, 09:52
par Dou2
Pas grave, Damss: le fils sont postés et je n'envisage pas franchement de les retirer à court terme (à long terme non plus d'ailleurs) donc prends ton temps !

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : mar. 4 janv. 2011, 10:02
par Dam7s
Oui mais j'ai très envie de les lire :lol: .

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : mar. 4 janv. 2011, 10:14
par Dou2
'tain celui là, j'vous jure... :D

Re: Viande hachée et Carpaccio - Chapitre 2

Posté : mar. 4 janv. 2011, 10:16
par Dam7s
Bah ouais va falloir faire avec :mrgreen: . Je suis de mauvaise humeur ce matin alors faites pas ch*** :lol: :lol: :lol: ..............